L’Actrice (Ferdinand DE VILLENEUVE - Charles DUPEUTY)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 21 mars 1823

 

Personnages

 

CÉLINE, actrice

CHARLES DELMAR, jeune banquier

DELORMEL, son oncle

HUBERT, garçon de recette de la maison Delmar et Cie

MARIE-JEANNE, paysanne, proche parente de Céline

UN GARÇON DE BANQUE

 

La scène se passe à Paris, dans une maison de la Chaussée d’Antin.

 

Le Théâtre représente une cour. À droite, le corps-delogis principal. Sur la porte du rez-de-chaussée est écrit : Bureaux et Caisse de CH. Delmar et Cie., et au-dessous : Tournez le bouton S. V. P. Du même côté, sur le 4e plan, un perron garni de vases et d’arbustes, formant l’entrée du logement de Céline. À gauche, un pavillon. Dans le fond, la porte d’entrée, à coté de laquelle est le logement du concierge.

 

 

Scène première

 

HUBERT, seul, sortant des bureaux, un plumeau à la main

 

Allons... v’là mes bureaux qui sont faits... les commis et le caissier sont arrivés de d’puis une heure... tout l’monde est à la b’sogne... excepté l’patron, m’sieur Charles Delmar, jeune banquier, de d’qui qu’j’ai l’honneur d’être l’garçon de r’cette et d’confiance... « Hubert, qui m’a dit, dit-il, à c’matin, qu’mon cocher s’tienne prêt d’bonne heure, j’en aurai d’besoin. » Pendant ce temps-là, lui, j’gage qu’il est encore à sa toilette... car de d’puis qu’il veut plaire à l’actrice qu’a loué là... l’appartement d’en face... il s’occupe moins d’ses affaires, que d’son Quiroga... et on l’voit pus volontiers dans les avant-scènes, où les estalles, qu’à la Bourse... c’est un peu fort... surtout maint’nant que l’taux d’l’amour est passablement élevé. vu la concurrence des amateurs.

Air : Tenez, moi je suis sans malice.

De d’puis que tant d’milords en France,
Sout v’nus porter leur opulence,
Ils ont fait, dit-on, des amours
En quelque temps doubler le cours.
C’est au point, la chose est visible,
Qu’auprès d’pus d’une femme sensible
D’puis qu’les étrangers sont chez nous
L’sentiment est à des prix fous.

Mais le v’là qui descend... moi qui suis d’puis longtemps au service d’la famille, et qu’ai toujours évu mon franc parler avec lui, j’ai ben envie d’y en glisser deux mots.

 

 

Scène II

 

HUBERT, DELMAR

 

DELMAR.

Bonjour, Hubert.

HUBERT.

M’sieur va sortir, à c’qui paraît, car m’sieur est habillé... Ah ! j’devine ben avec qui qu’ça peut être.

DELMAR.

Que veux-tu dire ?

HUBERT.

Oh ! rien... rien... Vous sentez ben qu’ hors ce qui concerne la sacoche et le plumeau, l’resse n’est pas d’ ma compétence, et j’ dois garder l’segret.

DELMAR.

Non, parle... voyons que sais-tu ?

HUBERT.

Eh ! ben, puisque m’sieur l’désire, je m’en vas y en donner communication... c’est par rapport à c’t’ actrice, mamzelle Céline... on dit comme ça qu’monsieur y fait la cour et qu’alle commence à y correspondre.

DELMAR.

Ne suis-je pas mon maître, et libre de mes actions ?

HUBERT.

C’est sûr et certain... mais c’pendant ça fait t’nir des propos dans la maison.

DELMAR, à part.

Tout le monde est donc contre elle.

Haut.

Et pourquoi trouver extraordinaire que je lui adresse mes hommages, si elle est digne ?

HUBERT.

C’ n’est pas pour l’histoire d’en dire du mal, ben certainement, car le dois l’avouer... c’est un joli sujet qu’a des moilliens et d’la capacité... je suis été la voir advant z’hier, à la représentation donnée à son bénéfice... dans une pièce d’ comédie de Monsieur de Mollière... avec un billet à moitié prix, de mon ami Bonnemain... celui-là qu’à la confiance des auteurs et des artisses.

DELMAR.

Eh ! bien... tu as sans doute partagé l’enthousiasme général ?

HUBERT.

C’est vrai... qu’a m’a arraché les pleurs... mais tout ça... c’est pas des raisons... l’état qu’alle a embrassé... voilà.

DELMAR.

Eh ! qu’importe ?... si elle joint aux talents les plus distingués, les vertus et les qualités qui commandent notre estime.

Air : Vaudeville de Turenne.

Pourquoi toujours ainsi médire ?
Se montrer injuste et méchant
Envers ceux que chacun admire
Dans cet art sublime et charmant,
Qui sut toujours instruire en amusant.
Je ne crois pas qu’on se dégrade,
Quand de Thalie on a touché le seuil ;
Car on peut dire avec orgueil :
« M
OLIÈRE fut mon camarade ».

D’ailleurs, sa conduite n’a-t-elle pas toujours été irréprochable ?... combien de gens ne lui ont-ils pas offert leur fortune et leur hommage ?... elle a toujours refusé... aussi, elle a su gagner leur estime... et si par fois elle a usé de leur crédit, c’était pour rendre un service... pour secourir un malheureux... un acteur vieux, infirme, a-t-il besoin de recourir à l’obligeance de ses anciens confrères... elle s’empresse de lui offrir le secours de son talent... une souscription s’ouvre-t-elle au profit de l’indigence ?... le nom de Céline est toujours le premier sur la liste... enfin, tout le monde rend hommage à sa bonté ; et l’envie, même la plus injuste, n’a pu ternir sa réputation. 

HUBERT, à part.

Dieu !... mon pauvre maître en tient-il ?... en tient-il ?...

DELMAR.

Moi-même, qui depuis fort longtemps lui fais une cour assidue... je n’ai pu obtenir qu’aujourd’hui la simple faveur de l’accompagner... et quoique je me flatte de ne pas lui être indifférent... n’est-ce encore qu’à titre de voisin et de locataire de la même maison... mais je l’aperçois... silence.

 

 

Scène III

 

HUBERT, DELMAR, CÉLINE, sortant du pavillon

 

DELMAR, lui présentant la main.

Charmante Céline... vous avez donc daigné vous rappeler la promesse que vous m’aviez faite hier...

CÉLINE.

Oui, monsieur Delmar... il a bien fallu céder à vos instances... et d’ailleurs vous m’avez parlé du Diorama, où vous devez me conduire ce matin... et je n’ai pu résister au désir que j’avais de voir ce bel établissement dont on parle tant, et que je suis honteuse de ne pas connaître encore.

DELMAR.

Hubert... as-tu fait la commission dont je t’avais chargé ?

HUBERT.

Oui, m’sieur... vot’ nouveau Landau est arrivé de d’chez l’sellier... il vous attend là, à la porte.

CÉLINE.

Comment ! une nouvelle voiture ! Et pourquoi ?... Depuis quelque temps j’ai cru m’apercevoir que vous affectiez un luxe inutile... que vous sembliez faire exprès de folles dépenses... si c’était pour me plaire, vous auriez tort... car, je vous le jure... ce ne serait pas là du tout le moyen d’y parvenir.

DELMAR.

Partons...

CÉLINE.

Mais au moins, votre présence dans vos bureaux n’est-elle pas nécessaire ?

HUBERT.

M’sieur, v’là une lettre d’un d’vos correspondants d’Anvers...

DELMAR.

Eh ! bien, donne-là de ma part à mon caissier ; il en prendra connaissance.

HUBERT.

Mais alle est ouverte, et c’est lui qui m’a chargé de la remettre à monsieur.

DELMAR.

En ce cas... c’est bon... quand je reviendrai... nous verrons cela.

CÉLINE.

Monsieur Charles... cette lettre peut être intéressante... je vous en prie, lisez-la.

DELMAR.

Toujours bonne... toujours raisonnable... mais pour cette fois, permettez-moi de ne pas écouter vos conseils...

Air : Mes amis, c’est dans sa patrie. (de Fille et Garçon.)

Au bon ton montrez-vous fidèle,
Et dans ma voiture nouvelle,
Venez, le plaisir nous appelle.

CÉLINE.

Mais songez donc
À la raison.

DELMAR.

J’ai fait serment depuis longtemps,
De ne penser qu’a des objets charmants,
Vous voyez, Céline, entre nous,
Que je ne puis penser qu’à vous.

Ensemble.

CÉLINE.

Au bon ton pour être fidèle,
Dans votre voiture nouvelle,
Puisque le plaisir nous appelle,
Partons,
Mais bientôt revenons.

DELMAR.

Au bon ton montrez-vous fidèle,
Et dans ma voiture nouvelle,
Venez, le plaisir nous appelle,
Partons,
Bientôt, nous reviendrons.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

HUBERT, seul

 

Brrr... Les v’là filés an Dilliorama... Ah ! c’n’est pas pour dire... mais d’puis queuq’ temps... l’bourgeois ne fait pas d’ longues factions aux bureaux... Enfin, n’importe... occupons-nous de ce qui nous r’garde...

Tirant un portefeuille de sa poche.

V’là d’abord ma pétition rellative à la pension que je sollicite pour mes anciens services... j’ dis qu’elle est un peu soiniée... ça n’est pas étonnant... du style à vingtquatre sous. Ensuite, voilà mon bordereau de r’cette pour aujord’hui... il n’est pas conséquent... et l’livre d’échéance, ben fort à ce que j’ai cru m’apercevoir...

Il regarde dans son portefeuille, et ne voit pas Marie-Jeanne qui entre.

 

 

Scène V

 

HUBERT, MARIE-JEANNE

 

MARIE-JEANNE, avec un panier au bras et un lapin à la main.

L’luméro 15... m’est avis qu’ c’est ici qu’a demeure...

HUBERT.

Quiens... qué qu’ c’est qu’ ça.

MARIE-JEANNE.

Eh !... dites donc, vous, m’sieur l’portier...

HUBERT.

Comment, c’est à moi qu’a parle... et a m’prend pour un portier ?... ah ! par exemple... vous vous trompez, jeunesse... c’est pas moi qui tire l’cordon... j’me nomme Hubert de mon nom, et j’suis garçon de recette d’ mon état.

MARIE-JEANNE.

N’importe... puisque vous êtes d’ la maison... vous pourrez p’t-être ben m’indiquer où c’ que reste eune nommée Jeannette.

HUBERT.

Et qué qu’ c’est qu’ Jeannette ?

MARIE-JEANNE.

Eh ! ma couseine... donc...

HUBERT.

Vot’ cousine... intéressante villageoise... j’ n’ai pas celui d’ la connaître.

MARIE-JEANNE, lui donnant une adresse.

Eh ! ben, t’nez... lisez... vous voirez ben...

HUBERT.

Il paraît qu’ la jeune personne n’est pas foncée du côté de l’inducation...et qu’a n’a pas été au mutuel...

Prenant le papier et lisant.

« Mamzelle Céline, artisse dramaticle ». comment ! c’est ça Jeannette ?

MARIE-JEANNE.

Eh ! oui... c’est qu’ Céline, voyez-vous, c’est p’t-être l’nom qu’alle aura pris...

HUBERT, à part.

Ah ! Jeannette... comme c’est ça...

MARIE-JEANNE.

Eh ! ben... c’est ici... est-ce pas ?

HUBERT.

Oui, la belle enfant... mais vous n’ la trouverez pas cheux elle... all’ est sortie dans ce moment ici... et pis d’ailleurs croyez-vous qu’alle veuille vous reconnaître.

MARIE-JEANNE.

Pourquoi donc pas ?... autrefois, quand j’étions p’tiotes... j’nous aimions tant.

HUBERT.

Oui... mais il s’rait possible qu’à c’t’ heure... vu l’ changement d’ décoration a n’ fussit pus la même.

MARIE-JEANNE.

Ah ! ben, moi, j’ la reconnaîtrai la même chose, quoiqu’alle soye eune grande dame... j’suis pas fière mé...

HUBERT, à part.

Il n’manquerait pus qu’ça...

Haut.

Mais dites donc... qu’é que vous portez là ?

MARIE-JEANNE.

Ah ! ah !... ça... c’est pour elle... c’est un panier d’ belles pommes, et pis un lapin d’ garenne de not’ basse-cour, que j’y apportons d’cheux nous... parce que, comme dit c’t autre, les petits cadeaux entretiennent l’amitié.

Air : Autant valait rester chez nous. (du Mariage extravagant.)

Puisque je venions à Paris,
Pour voir un’ couseine que j’aime,
J’ m’ai dit, en partant du pays,
J’ vas y porter tout ca moi-même ;
Car je me somm’s fait une loi,
Chaque année au jour de sa fête,
D’y envoyer toujours une bête,
Pour qu’a se r’souvienne de moi.

HUBERT.

C’est d’une bonne parente... mais donnez-moi ça, la p’tite mère, j’y r’mettrai d’ vot’ part.

MARIE-JEANNE.

Ah ! ben... c’est ça... marci... et moi, my qu’alle soye revenue... j’ m’en vas faire eune course chez eune autre parente qu’est en maison... j’ s’rai ici dans queuq’ temps... vous direz, s’il vous plaît, m’sieur l’garçon, qu’ c’est sa couseine Marie-Jeanne, qu’est viendue du pays pour la voir...

HUBERT.

Qu’est...

MARIE-JEANNE.

Viendue...

HUBERT.

Ah !... oui... viendue... soillez tranquille... j’y dirai.

MARIE-JEANNE, lui frappant sur l’épaule.

Adieu, m’sieur l’garçon, vous êtes un bon enfant... à r’voir.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

HUBERT, puis DELORMEL

 

HUBERT.

Une paysanne... une cousine en service... Eh ! bien... all’ a d’jolis parents, mamzelle Céline, à ce qui paraît... si m’sieur savait ça.

DELORMEL, sans être vu, pendant qu’Hubert a été déposer le lapin et le panier derrière la porte du pavillon.

Tiens, cocher, voilà, voilà pour boire.

HUBERT.

Qu’est-ce que j’entends donc là ?... un sapin... Eh ! mais je n’me trompe pas, c’est m’sieur Delormel, l’oncle de not’ jeune maître... et m’sieur qu’est sorti... avec... eh ! ben, il arrive là dans un joli moment.

DELORMEL.

Enfin, me voilà donc arrivé... Fort belle maison, parbleu, et mon neveu doit être logé ici comme un dieu...

Apercevant Hubert.

Mais que vois-je !... c’est Hubert... eh ! bonjour, mon garçon...

HUBERT, saluant.

M’sieur arrive seul, à c’qu’il paraît ?

DELORMEL.

Non pas... j’amène avec moi, ma fille... ma chère Mathilde... la prétendue de ton maître... mais je l’ai laissée à l’hôtel où nous sommes descendus...

À part.

J’avais de bonnes raisons pour ça.

Haut.

Mais dis-moi, ici, comment va la santé ?

HUBERT.

Vous m’faites ben d’ l’honneur, m’sieur... ça n’ va pas pire, et l’état d’ la vôtre ?

DELORMEL.

Pas mal, mon ami, pas mal... comme un homme qui arrive du Mans... c’est que, vois-tu, notre ville est un vrai pays de cocagne... surtout quand on est comme moi, homme de lettres, et membre de la société gastronomique.

HUBERT.

Il paraît que m’sieur n’engendre pas la mélancolie.

DELORMEL.

Moi... jamais... j’ai toujours été le même... mais, dis-moi, mon neveu est-il chez lui ?

HUBERT, à part.

Aye, aye, aye...

Haut.

Mais, non, m’sieur... pas pour le quart d’heure.

DELORMEL, à part.

Ce garçon-là a l’air embarrassé... on ne m’a pas trompé, et mes soupçons sur la conduite de Charles étaient fondés...

Bas à Hubert.

Dis-moi, Hubert, dis-moi, mon ami... ton maître est-il sorti seul, ce matin ?

HUBERT, hésitant.

Mais, m’sieur... je ne... je ne... pourrais pas trop vous dire...

DELORMEL.

Allons, parle... parle... c’est pour son bien.

HUBERT.

En ce cas... il est sorti... tout seul... tout seul, avec une dame, s’entend...

DELORMEL.

Et sais-tu quelle dame ?... n’est-ce pas une actrice ?

HUBERT.

C’est vrai... mais qu’est-ce donc qu’a pu vous dire ?...

À part.

Allons, à c’t’ heure, v’là qu’on a t’nu des propos à l’oncle.

DELORMEL.

Comment !... Charles n’aimerait plus ma fille !... Lui qui, dans le temps, me pressait de conclure leur mariage... non, cela n’est pas possible... cette nouvelle passion ne peut être qu’un caprice, un moment d’égarement : et bientôt, j’espère, je le ramènerai aux pieds de sa cousine... ce n’est pas parce que je suis son père ; mais il me semble qu’elle est assez jolie pour cela.

HUBERT.

C’est vrai qu’ mamzelle Mathilde n’ pêche pas du côté du physique.

DELORMEL.

N’est-ce pas, mon garçon ?... mais qu’est-ce que j’entends-là ?

HUBERT.

Ah ! mon dieu... c’est peut-être m’sieur qui rentre déjà...

DELORMEL.

Tu crois... diable, avant de le voir, j’ai quelque chose à vérifier... Y a-t-il quelqu’un dans son appartement ?

HUBERT.

Oui, m’sieur... y a Guillaume, l’domestique.

DELORMEL.

Bon... je vais l’attendre... précisément cette maudite chaise de poste m’a donné un appétit du diable.

Air : De Lantara. (ou du Cabaret.)

Pour qu’il me semble moins coupable,
Avant de le voir aujourd’hui,
Je vais vite me mettre à table,
Seulement par bonté pour lui :
À jeun, je se suis vif et colère,
Je suis bon après déjeuner ;
Et je veux trouver dans mon verre,
La force de lui pardonner.

Il rentre chez Delmar.

 

 

Scène VII

 

HUBERT, DELMAR, CÉLINE

 

HUBERT.

Il est vif... ils sont tous comme ça, les oncles... à les entendre, n’y en a pas un qui ne soye vif.

DELMAR, rentrant avec Céline.

Eh ! bien... vous voyez que je vous ai obéi... nous n’avons été qu’une petite demi-heure.

CÉLINE.

En effet... vous avez été raisonnable... mais je vous en prie, maintenant, quittons-nous... j’ai aussi quelques affaires à terminer... j’attends des lettres.

HUBERT.

À propos, madame... c’est vrai... l’ concierge m’avait chargé à c’matin d’ vous r’mettre tous ces papiers ; mais comme vous étiez avec m’sieur... j’ai évu peur de vous déranger.

Il tire de sa poche quelques papiers, et les lui remet.

CÉLINE.

Donnez, Hubert... je vous remercie.

HUBERT.

De rien, madame... mais j’oubliais... il est v’nu aussi une de vos cousines... une dame qui s’appelle Marie-Jeanne et qu’est en bonnet rond.

CÉLINE.

Ah ! ah, je sais qui vous voulez dire...

HUBERT.

Elle a demandé Jeannette.

CÉLINE, à part.

Hubert me persiffle... je le vois.

DELMAR.

Comment... ce nom ?...

CÉLINE.

Oui, monsieur Charles... cela vous étonne ; mais c’est effectivement celui que je portais dans mon enfance... envoyée seule, et fort jeune, à Paris... j’eus le bonheur d’y recevoir une éducation au-dessus de ma naissance... j’embrassai la carrière du théâtre... j’y obtins des succès... quelque réputation... mais pour cela, je n’ai pas oublié ce que j’étais autrefois.

Air : Aux Montagnes de la Savoie.

Je naquis dans une chaumière,
Mes parents ne possédaient rien ;
Et si le sort me fut prospère,
Comme F
ANCHON, je me souviens,
Lorsque je brille en équipage,
Qu’à Paris, je vins en sabots, de mon village.

Deuxième Couplet.

Tout s’oublie avec l’opulence,
Je n’ai rien oublié pourtant ;
Et dans ce monde qui m’encense,
Moi, je retrouve bien souvent,
Le souvenir de mon jeune âge,
De mon vieux père, et du clocher de mon village.

DELMAR.

Quelle modestie... Ah ! Céline, plus on vous connait... et plus on vous estime.

HUBERT, qui, pendant les couplets a été prendre le panier et le lapin.

Mamzelle Marie-Jeanne m’a chargé aussi d’ vous r’mettre tous ces comestibles-là... c’est un panier d’ pommes... et un petit quadrupède, comme vous voilliez.

CÉLINE.

Cette bonne Marie-Jeanne... toujours attentive.

HUBERT.

Alle m’a dit aussi qu’alle repasserait... parce qu’en attendant, alle a été voir une de ses parentes... qu’est en maison...

DELMAR.

Allons, Hubert, taisez-vous.

HUBERT.

Ça, suffit, m’sieur... je m’ tais... seulement, j’avais queuq’ chose à vous annoncer aussi en particulier.

DELMAR.

Eh ! bien... quoi ?. voyons.

HUBERT.

C’est rellativement à m’sieur Delormel, qui vient d’arriver avec sa fille... il est là-haut tout seul dans vot’ appartement, parce qu’il a laissé à l’hôtel où il est descendu, mamzelle Mathilde, vot’ prétend...

DELMAR, l’interrompant.

Silence... c’est bon.

CÉLINE.

Eh ! bien... qu’avez-vous ?

DELMAR, embarrassé.

Rien... rien... c’est mon oncle... c’est ma cousine qui viennent d’arriver...

À part.

Quel motif peut les amener sitôt ?

CÉLINE, à part, l’observant.

Comme il se trouble...

DELMAR.

Hubert, donnez-moi cette lettre de tout à l’heure...

HUBERT, la lui remettant.

La v’là, m’sieur.

DELMAR, lisant, à part.

Ô ciel ! mon correspondant d’Anvers a suspendu ses paiements, cinquante mille francs à rembourser... aujourd’hui même... pas de remises... et presque rien à la caisse...

Haut à Céline.

Pardon, Céline, une affaire imprévue m’oblige...

À Hubert.

Ton bordereau de recette pour aujourd’hui...

Hubert le lui donne.

Quelques petits effets seulement... Comment faire... il faut que mon oncle ignore...

CÉLINE, à part.

Son embarras m’inquiète.

DELMAR, tirant son calepin et écrivant.

Je n’ai qu’un moyen... envoyons chez mes confrères... chez mes amis... vingt fois je leur ai rendu le même service... et sans doute, ils ne me refuseront pas...

À Hubert.

Va sur le champ à ces adresses... tâche d’obtenir quelques sacs... seulement jusqu’à deux heures...

À part.

Fatale négligence !...

HUBERT, à part.

J’ me doutais ben qu’y avait queuqu’ chose comme ça...

Haut.

Oui, m’sieur... j’vas prendre ma sacoche, et j’y cours...

À part.

V’là la troisième fois d’la semaine que j’vas chercher d’l’argent sans valeurs.

Il rentre dans les bureaux, et en ressort quelques instants après avec sa sacoche.

 

 

Scène VIII

 

DELMAR, CÉLINE

 

DELMAR, à lui-même.

Moi... je monte en cabriolet, pour tâcher de réunir quelques fonds de mon côté... oui, mais avant, je ne puis me dispenser de voir mon oncle... allons vite... et ensuite je tâcherai de m’absenter un instant.

CÉLINE.

Vous avez, sans doute, appris une mauvaise nouvelle... et vous craignez de me confier vos peines.

DELMAR.

Non... Céline... non mais ma... vous vous trompez ; présence, en ce moment, est indispensable dans mes bureaux... pardon... bientôt je vous reverrai.

Il rentre brusquement dans ses bureaux.

 

 

Scène IX

 

CÉLINE, seule

 

Eh ! bien... comme il me quitte... ah ! bientôt, sans doute, il m’expliquera ce mystère... et me confiera son secret... mais voyons les lettres qu’on vient de me remettre...

Elle lit.

ah ! ah !... celle-ci est un engagement pour Londres... dans ce moment, je suis libre, et je pourrais... mais non ce n’est pas pour m’éloigner de lui que j’ai donné ma démission... par cette autre, on me remet le montant de la représentation, donnée dernièrement à mon bénéfice... trente mille francs !... quelle somme !...

Air : De Julie.

Dans tous les temps, de spectacle idolâtre,
On vit le public à Paris,
Ami des arts, protecteur du théâtre,
Récompenser ses acteurs favoris :
Mais aujourd’hui, pour une simple actrice,
S’il s’est montré si généreux,
Quand M
ARS lui fera ses adieux,
Quel sera donc son bénéfice.

Que vois-je !... une pétition !... signée Hubert... ah ! je devine ce que c’est... il me l’aura remise par distraction... elle est adressée au duc de *** ; je le connais, il demeure près d’ici, et je pourrais... ce garçon, tout à l’heure... semblait me railler... oui, c’est cela... j’enverrai quelqu’un... les autres lettres sont des déclarations d’amour... je ne les lirai pas... encore des gens qui veulent mettre à mes pieds... leur fortune, et leur hommage d’un jour...

 

 

Scène X

 

CÉLINE, DELORMEL

 

DELORMEL, sans voir Céline.

Parbleu... je viens d’en apprendre de belles... cinquante mille francs à payer... et pas un sou... si ce n’est pas affreux !

CÉLINE, à part.

Quel est ce monsieur ?... Sans doute l’oncle de monsieur Delmar.

DELORMEL.

À la veille de faire un mariage... mener une telle conduite...

Apercevant Céline.

Une dame ici... tâchons d’obtenir d’elle quelques renseignements...

Il salue Céline.

Madame, vous paraissez habiter cette maison.

CÉLINE.

Oui, Monsieur...

DELORMEL.

En ce cas, je vous supplie de me rendre un service... c’est de me dire où demeure une demoiselle Céline... une actrice de je ne sais quel théâtre.

CÉLINE.

Ici même, monsieur, dans ce pavillon ; mais en ce moment, elle n’est pas chez elle.

DELORMEL.

Tant pis, morbleu... car j’avais à lui parler.

CÉLINE.

Vous ne la connaissez pas, à ce qu’il paraît.

DELORMEL.

Non, madame... pas moi... mais mon neveu...

CÉLINE.

Monsieur Charles Delmar ?

DELORMEL.

Justement... le banquier qui demeure là.

CÉLINE.

Est-ce que, par hasard, cette Céline serait cause de quelque évènement ?

DELORMEL.

Je ne puis vous expliquer... mais j’aurais bien parié que cette connaissance-là finirait mal ; car j’ai aussi fréquenté les coulisses dans ma jeunesse ; et j’ai été trompé... trahi... comme tant d’autres.

CÉLINE.

Mais, monsieur, qui peut vous faire présumer ?...

DELORMEL.

Ah ! ce n’est pas quand on a travaillé, comme moi pour le théâtre, qu’on peut s’y tromper, vous dis-je.

CÉLINE.

Ah ! vous avez...

DELORMEL.

Oui, madame... j’ai fait dix pièces... qui ont toutes été refusées... enfin, la onzième a été reçue... et voilà bientôt quinze ans que j’attends un tour de faveur... c’est affreux ; mais ce n’est pas de cela qu’il est question... dans ce moment.

CÉLINE.

En ce cas, monsieur, je devine d’où viennent vos préventions... vos intérêts froissés vous ont fait voir défavorablement des femmes, qu’il serait souvent plus généreux de défendre que de condamner... car cette Céline que vous accusez ici, dont vous dites tant de mal... qui vous a prouvé qu’elle fût aussi peu estimable que vous le supposez ?... Ne voit-on pas aujourd’hui, dans plus d’un théâtre, des femmes qui se montrent bonnes filles, bonnes épouses et bonnes mères de famille.

DELORMEL.

N’importe, si elle était présente, rien ne m’empêcherait de lui dire ce que je pense.

CÉLINE.

Eh ! bien... parlez donc, monsieur, car elle est devant vous.

DELORMEL.

Comment, madame, ce serait vous !... Eh ! bien, tant mieux, ce que je n’aurais pas confié à une étrangère, vous allez le savoir, vous... qui en êtes la cause... mon neveu aime ma fille depuis son enfance.

CÉLINE, à part.

Qu’entends-je !... et il me le cachait.

DELORMEL.

Il devait l’épouser... eh ! bien... entraîné dans le tourbillon des plaisirs, il a tout oublié pour vous... son amour, sa famille, ses affaires... et maintenant il se trouve dans le plus grand embarras... enfin, il va peut-être manquer un mariage avantageux, et perdre son état dans le monde... ce sera votre ouvrage.

CÉLINE.

Et c’est moi... moi seule, qu’on accuse de tout cela...

DELORMEL.

Je m’attendais à la réponse... Non, madame, non, je m’en garderai bien... je ne vois en vous qu’une femme charmante, accomplie, comme il faut... mais heureusement je sais à quoi m’en tenir sur ce titre-là.

Air : Ah ! si ma Dame me voyait.

S’estimant plus qu’elle ne vaut,
De la mode esclave en délire,
Faisant son dieu d’un cachemire,
Vaine, et presque folle en un mot,
Voilà la femme comme il faut ;
Mais quoique légère et coquette,
Qu’elle éprouvât quelque regret
De se voir la cause secrète
Des maux d’une famille honnête,
Ah ! voilà comme il la faudrait.

CÉLINE.

Même air.

Regardant toujours de son haut,
Ne jugeant que sur l’apparence,
Pour lui seul, rempli d’indulgence,
Et n’excusant aucun défaut,
Voilà bien l’homme comme il faut ;
Contre une femme sans défense,
Que l’injustice accablerait,
Par respect ou par bienséance,
Sachant épargner une offense,
Ah ! voilà comme il le faudrait.

Elle le salue et sort.

 

 

Scène XI

 

DELORMEL, seul

 

Eh bien... elle s’en va... elle me laisse là... Ouf, je suis furieux... malgré ça, elle est encore mieux que je ne me la figurais ; et je conçois qu’on puisse être amoureux de cette femme-là... Je gage qu’elle serait délicieuse dans mon rôle de grande coquette... n’importe, la conduite de Charles est indigne, et il faut que je lui parle... Bon... le voilà... allons, de la fermeté.

 

 

Scène XII

 

DELORMEL, DELMAR

 

DELMAR, en entrant.

Hubert n’est pas encore rentré, et moi je n’ai pu réussir dans mes démarches... Ah ! mon oncle...

DELORMEL.

Écoute, Charles, j’ai quelque chose à te dire.

DELMAR, à part.

Je suis d’une inquiétude...

DELORMEL.

Pendant ton absence, je me suis enfermé dans ton cabinet ; j’ai examiné tes livres, ta correspondance, et si je ne me trompe, la faillite que tu viens d’éprouver te met au-dessous de tes affaires.

DELMAR.

Quoi ! mon oncle... vous avez...

À part.

Ô ciel ! il sait tout.

DELORMEL.

Tu vas peut-être te trouver dans l’impossibilité de restituer tous les fonds qui t’avaient été confiés.

DELMAR.

Ah ! mon oncle... accablez-moi de vos reproches ; car je les ai mérités.

DELORMEL.

Des reproches... non... ce n’est pas le moment.

Air Des Scythes.

Un malheureux est toujours excusable ;
Quand le destin l’accable de ses coups,
Avant de voir s’il est vraiment coupable,
Voyous d’abord s’il a besoin de nous.
Si contre lui le courroux nous anime,
Il sera temps de le gronder demain ;
Mais quand il est sur le bord de l’abime,
Ah ! commençons par lui tendre la main.

DELMAR.

Vous seriez assez généreux pour venir à mon secours.

DELORMEL.

Oui ; mais à une condition... Ma fille... l’aimes-tu sincèrement ?

DELMAR.

Pouvez-vous en douter !

DELORMEL.

Eh bien, je te sauverai... mais il faut que tu me jures qu’à l’instant même, tu vas parler à cette actrice pour la dernière fois... tu vas lui dire que tu renonces à elle... que tu ne la reverras de ta vie.

DELMAR.

Quoi ! mon oncle, vous voulez...

DELORMEL.

Que tu choisisses, entre l’honneur de ta famille et le caprice d’un moment... tu hésites... songe que tu vas être déshonoré.

DELMAR.

Déshonoré !... Ah ! c’en est fait, je vous promets tout.

DELORMEL.

Bien... très bien... la voilà... je te laisse avec elle... moi je cours vite chez mon notaire, pour toi, mon ami... et après... après, je te gronderai.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

CÉLINE, DELMAR

 

CÉLINE, à part, en entrant.

Il est seul... cette dernière entrevue va me dicter ma conduite.

DELMAR, à part.

Allons, du courage, je l’ai juré.

CÉLINE.

Monsieur Delmar, ma présence semble vous troubler... je ne m’étais donc pas trompée ; vous me cachiez quelque chose.

DELMAR.

Quoi... Céline, vous savez...

CÉLINE.

Oui... l’on m’a tout dit... Ah ! si vous aviez un secret, était-ce donc d’un autre que je devais l’apprendre ?

DELMAR.

Un secret... Eh ! bien, oui... Depuis que je vous ai connue, le sentiment que vous m’avez inspiré, le désir de vous plaire... tout m’a fait méconnaître la voix de la raison, et il m’est impossible de vous cacher plus longtemps qu’en ce moment, je me trouve dans le plus grand embarras.

CÉLINE.

Et c’est pour moi... ah ! je le sens, on n’avait pas tort de m’accuser.

DELMAR.

Vous, Céline !... non, non, je fus seul coupable.

Air : Ce que j’éprouve.

Affichant le luxe et l’éclat,
Et par là croyant vous séduire,
J’oubliai tout dans mon délire,
Et ma famille et mon état ;
Oui, ma faute, hélas fut extrême,
Je devrais peut-être en rougir,
Pourtant je dois en convenir,
En vous voyant, je n’ai pas même
La force de me repentir.

Oui... la première fois que je vous vis, votre talent, vos charmes, votre réputation, tout me subjugua... Je mis quelque gloire à me faire aimer de celle qui était l’objet de tant de désirs... mais, je dois vous l’avouer ici... un sentiment d’entraînement, de vanité peut-être, m’attachait à vous, et le seul prix que je misse à notre liaison était le bonheur d’être préféré par vous, et de faire tant de jaloux.

CÉLINE, à part.

Ah ! cachons-lui bien ce que j’éprouve...

Haut.

Comment... il était vrai... eh ! bien, voyez donc quel bonheur pour moi que je ne me sois pas trouvée plus engagée que vous... car, je vous l’assure aussi, je ne vous aimais encore que d’amitié... Cependant, si, moi-même, j’avais partagé le sentiment que je pouvais vous supposer, si j’avais voulu vous séduire... croyez-vous que cela n’était pas possible ?... On se plaît à reconnaître dans cette femme, que vous n’avez pas jugée digne de votre amour, quelques charmes, quelques moyens de séduction... Eh ! bien, supposez un moment qu’une fois parvenue à vous faire tomber à mes pieds, j’eusse profité de mon ascendant sur vous pour mettre mon amour au prix de notre union.

DELMAR.

De notre union... ah ! Céline... je vous aimais beaucoup... mais...

CÉLINE.

Pourtant, si je vous avais dit : « Pour vous, je renonce au théâtre, au monde, à tous ses plaisirs... je veux partager le sort si doux de ces femmes ignorées, qui font le bonheur de tout ce qui les entoure, et comme elles, par mes qualités, par ma tendresse, vous forcer de dire un jour que vous aviez méconnu votre amie. »

DELMAR.

Ah ! Céline, de grâce...

CÉLINE.

Et alors, ces gens qui m’accablent d’un préjugé rigoureux, auraient été condamnés eux-mêmes, en vous voyant si heureux, à m’estimer, et à applaudir au choix de mon époux.

DELMAR.

Ma tête se perd... et je ne sais plus...

CÉLINE.

Eh ! bien, qu’avez-vous ?... vous voilà déjà... ne voyez-vous pas que je jouais la comédie, et que je voulais seulement vous prouver qu’il m’eut été possible de vous séduire... mais quelqu’un vient... allons, remettez-vous, et surtout, une autre fois, ne faites pas de serments, quand vous n’aurez pas l’intention de les tenir.

Au moment où Marie-Jeanne paraît, Delmar rentre chez lui.

 

 

Scène XIV

 

CÉLINE, MARIE-JEANNE

 

MARIE-JEANNE, entrant sans voir Céline.

J’viens d’cheux ma parente... all’ était allée au marché... voyons voir si Jeannette est rentrée...

CÉLINE.

Que vois-je ?... c’est Marie.

MARIE-JEANNE.

Ah ! mon dieu, queuq’ c’est que c’te belle dame qui me r’garde là ?

CÉLINE.

Eh ! bien, ma bonne Marie, tu ne me reconnais pas ?

MARIE-JEANNE.

Est-il dieu possible !... ç’ment, c’est vous qu’est toi ?

CÉLINE.

Eh ! oui... embrasse-moi.

MARIE-JEANNE.

Ah dam’... j’osons point... t’as un si beau d’shabillé... et moi qui n’ai qu’mon cotillon d’à tous les jours.

CÉLINE.

Eh ! qu’importe... quand j’étais de même, ne m’aimais-tu pas ?

Elle l’embrasse.

MARIE-JEANNE.

On n’ m’avait donc pas trompée... t’es bé riche à c’t’heure ; est-ce pas ?

CÉLINE.

Oui... mais dis-moi, mon père... tu ne m’en parles pas... donne-moi vite, bien vite de ses nouvelles.

MARIE-JEANNE.

Ah ! il se porte bien, va, sois tranquille... seulement il voudrait ben te revoir.

CÉLINE.

Pauvre père !... et moi aussi...

MARIE-JEANNE.

Pauv’... qu’est-ce que tu dis donc là ? Il est bé riche itou, lui... imagine-toi qu’y est tombé des nues eune rente d’ quinze cents livres, et il n’a jamais pu savoir d’où qu’ ça lui va, venait.

CÉLINE, à part.

Bon... il la reçoit...

Haut.

Mais qu’as-tu donc, Marie ?

MARIE-JEANNE, s’essuyant les yeux avec son mouchoir.

Rien... c’est que j’ pleure.

CÉLINE.

Comment, tu pleures !

MARIE-JEANNE, sanglotant.

Oui, j’ pleure d’joie... d’ te r’trouver comme ça si bonne... aussi, j’suis bé sûre qu’ t’es joliment heureuse.

CÉLINE.

Heureuse... oui, oui, Marie... je suis très heureuse.

MARIE-JEANNE.

Comme tu m’ dis ça donc !... c’est égal, j’ gage qu’ tu ne me r’fus’ras pas de m’ rendre un service.

CÉLINE.

Volontiers, ma bonne Marie.

MARIE-JEANNE.

J’ vas t’ conter c’ que c’est... Dans nout’ pays, tu sais ben qu’on donne la comédie queut’ fois au château ; et l’maît’ d’école, qui fait les traîtres, m’a fait jouer un rôle un jour... oui, j’ai porté eune lettre... et d’puis c’temps-là, ils disont tous comme ça qu’ j’ai des dispositions.

CÉLINE.

Eh ! bien... où veux-tu en venir ?

MARIE-JEANNE.

Tu n’ devines pas ?

CÉLINE.

Mais, non.

MARIE-JEANNE, riant niaisement.

Eh, eh, eh, eh, eh, eh, je veux débuter.

CÉLINE, souriant.

Comment !... toi, Marie ?

MARIE-JEANNE.

Et d’où vient qu’ tu ris donc ? C’est pas pour de rire que j’dis ça... j’ veux débuter, et tout d’ suite, encore... on m’a ben dit c’qu’il en était.

Air : Le pauv’ Claudin.

Si j’n’ous pas eun’ trop joli’ mine,
Ni la taille assez fine,
À réussir j’n’aurons pas d’mal,
Car un corset f’ra ma tournure ;
Du roug’, du blanc, front ma figure,
Et si j’sais pas lir’, c’est égal,
J’en sais autant qu’ pus d’eun’ bell’ dame,
Qui jou’ le miloudrame.

Elle danse sur la ritournelle.

Et comme tu vois... j’y joins la danse.

CÉLINE.

Ah ! je comprends... là-bas, on t’aura sans doute parlé de ma fortune.

MARIE-JEANNE.

Ma fine, oui... et j’m’ai dit : au lieu de casaquins, j’aurai comme elle des espincers tout en fanferluches, et en guise d’ bonnets ronds, des toques avec des plumets et des belles panaches... pas vrai, que j’ s’rai jolie comme ça.

CÉLINE.

Et tu crois que c’est là le vrai bonheur ?

MARIE-JEANNE.

N’y a point d’ doute, puisque tu m’as dit qu’ t’étais hureuse, toi... et pis j’aime mieux ça qu’ d’épouser le petit Eustache, qui m’ fréquente au pays... il est trop laid... j’en veux pas, eune fois que j’ s’rai eune dame, on m’a dit que j’ trouverais un beau mari, qu’aura des voitures et des moustaches... est-ce pas, Jeannette ?

CÉLINE.

Va... ce sort que tu envies ne vaut pas le bonheur d’être aimée pour soi-même, et surtout de conserver l’estime du monde.

MARIE-JEANNE.

Ah ! bah... laisse donc, ça n’empêche pas... ça et d’ailleurs, moi j’veux débuter dans les miloudrames.

CÉLINE.

Je t’en prie, ma bonne Marie, ne me parle plus de cela... Mais, voici quelqu’un... rentrons.

MARIE-JEANNE, à part.

Ah ! j’ vois ben c’ qu’il en est... j’suis sûre qu’alle est jalouse, parc’qu’all’ voit que j’ai d’la facilité et des dispositions... all’ veut m’empêcher d’parvenir.

CÉLINE.

Que vois-je ?... c’est Hubert... Si je pouvais savoir... Marie, va m’attendre chez moi, j’irai bientôt te retrouver.

MARIE-JEANNE.

Oui... j’y vas ; mais j’ veux débuter moi, na...

Elle rentre.

 

 

Scène XV

 

CÉLINE, HUBERT

 

HUBERT, à part.

Allons, ma tournée n’a pas évu d’ succès... j’n’ai pas pu ramasser seulement une centine, et je n’ sais pas trop comment qu’on f’ra, si l’patron n’ s’a pas procuré pus d’ luméraire que moi... C’est qu’ c’est pus sérieux qu’on ne pense...et de c’t’ affaire-là, la maison pourrait ben...

CÉLINE.

Que dites-vous, Hubert ?

HUBERT.

Ah ! ah ! madame... vous étiez là... eh ! ben, tant mieux, n’y a pas d’mal que vous m’ailliez entendu.

CÉLINE.

Comment ! aucun de ses amis n’a voulu le secourir ?

HUBERT.

Ah ! mon dieu, non !... je suis été chez tous ces messieurs... les uns m’ont r’fusé des espèces, les autres m’ont fait dire qu’ils n’étaient pas cheuz eux... mais j’ai ben vu c’que ça signifiait... ils ont fait comme tant d’autres auraient fait à leur place.

Air : Du Galoubet.

Y a des amis, (bis.)
Pleins d’dévouement et de tendresse,
Quand ils sont sûrs qu’ nos coff’s sont bien garnis,
Les fonds baiss’nt-ils ? comme eux l’amitié baisse,
Et lorsqu’enfin n’y a pus rien dans la caisse,
N’y a pus d’amis.
(4 fois.)

CÉLINE, qui pendant le couplet est restée pensive.

Hubert... suivez-mot... je vous attends.

Elle entre chez elle.

HUBERT.

Comment !... moi, madame... allons voir ce qu’elle peut avoir à me fair’ part.

Il entre chez Céline.

 

 

Scène XVI

 

DELORMEL, DELMAR

 

DELMAR, sortant de chez lui, à Delormel qui rentre par la porte d’entrée.

Eh ! bien, mon oncle, quelle nouvelle ?

DELORMEL.

Hélas... rien... je viens de chez mon notaire... il était absent, et ne reviendra que demain... tu le vois, j’ai fait tout pour t’être utile ; et si je n’ai pas réussi, cela n’a pas dépendu de moi.

DELMAR.

Je le sais... aussi, croyez que ma reconnaissance...

DELORMEL.

Il s’agit bien de reconnaissance... j’aurais engagé ma terre, mes maisons, tout mon bien, si cela m’eût été possible.

DELMAR.

Oui... mais c’est à l’instant... à l’instant même qu’il me faut de l’argent.

DELORMEL.

Ah ! je conçois... le moindre retard dans tes paiements, et ton crédit est perdu.

DELMAR.

La plus forte partie de mes engagements, est dans les mains de la banque... ô ciel... voilà le garçon... déjà.

 

 

Scène XVII

 

DELORMEL, DELMAR, UN GARÇON DE BANQUE DE FRANCE

 

LE GARÇON.

Bonjour, monsieur Delmar, vot’ très humble... j’viens faire ma recette... l’caissier est là, n’est-ce pas ?

DELMAR, troublé.

Oui... oui... entrez.

Le garçon entre dans les bureaux.

 

 

Scène XVIII

 

DELORMEL, DELMAR

 

DELMAR.

Je n’ai plus qu’un moyen, c’est de fuir, avant que tout ne se découvre.

DELORMEL.

Que dis-tu ?... et les gens qui ont mis chez toi des fonds, qui t’ont confié leur fortune !...

Air : À soixante ans.

Quoi ! tu veux fuir !... mais que dira le monde ?
Ne crains-tu-pas d’être un jour comparé
À tant de gens que l’on voit à la ronde
Pour que leur crime y puisse être ignoré,
Porter au loin, un nom déshonoré,
Crois en mon cœur... par le destin funeste,
Lorsque l’on est, comme toi, poursuivi,
Et qu’il s’agit, surtout du bien d’autrui ;
Le fripon fuit, mais l’honnête homme reste,
Et son honneur, au moins, reste avec lui.

 

 

Scène XIX

 

DELORMEL, DELMAR, LE GARÇON DE BANQUE

 

DELMAR, apercevant le garçon qui sort de ses bureaux.

Le voilà... ah ! mon oncle, éloignons-nous un instant.

LE GARÇON, sortant des bureaux de Delmar.

À la bonne heure... au moins votre caissier aujourd’hui ne m’a pas trop chargé.

DELORMEL, à part.

Je le crois.

LE GARÇON.

Il m’a payé tout en billets de Banque ; et j’lui ai rendu l’appoint.

DELMAR.

Comment ! en billets ?...

LE GARÇON.

Vot’ serviteur, monsieur Delmar.

Il sort.

 

 

Scène XX

 

DELORMEL, DELMAR

 

DELORMEL.

Parbleu, voilà qui est extraordinaire... eh ? bien, conçois-tu quelque chose à ce qui arrive ?

DELMAR.

Ah ! oui, mon oncle ; à présent je comprends tout.

DELORMEL.

Comment ! tu connais la personne qui...

DELMAR.

Il n’y avait que vous capable d’un aussi beau trait.

DELORMEL.

Eh ! non, parbleu... ce n’est pas moi.

 

 

Scène XXI

 

DELORMEL, DELMAR, CÉLINE, MARIE-JEANNE

 

MARIE-JEANNE.

Eh ! ben, pisque tu veux partir, j’m’en irai avec toi, na...

CÉLINE, à part.

Ils sont encore là... je ne pourrai leur échapper.

DELORMEL.

Comment, madame, vous partez ?

CÉLINE.

Oui, messieurs, je quitte cette maison ; ma présence vous serait-importune, je dois vous en délivrer.

 

 

Scène XXII

 

DELORMEL, DELMAR, CÉLINE, MARIE-JEANNE, HUBERT

 

HUBERT, s’approchant de Céline, et affectant de parler un peu haut.

Madame, j’ai remis vot écrin chez vous... n’y en a pas évu d’besoin ; les trente mille francs ont suffi...

DELMAR.

Un écrin !... Quel soupçon !... Céline, c’est vous !

CÉLINE.

Moi !

DELMAR.

Oui... l’intérêt que vous sembliez me porter, le trouble qui vous agite en ce moment, tout me dit que c’est à vous que je dois l’honneur.

DELORMEL.

À elle... cela ne se peut pas.

HUBERT.

Pardon, excuse, m’sieur... car c’est moi qui ai évu l’honneur d’être chargé d’ la commission.

DELORMEL.

Qui l’aurait jamais cru !... Madame, dès demain, cette dette sera acquittée.

CÉLINE.

Hubert, vous m’avez trahie... n’importe, je dois vous récompenser de votre zèle...

Lui donnant un papier.

Tenez... voilà votre pétition, que vous m’aviez remise par erreur... elle est apostillée... et je vous promets qu’elle sera accueillie... point de remerciements... seulement, à l’avenir, un peu plus d’indulgence pour les autres.

HUBERT, à part.

Attrape.

CÉLINE.

Vous, monsieur Delormel, comme il me paraît impossible de vous faire revenir sur mon compte, je voudrais au moins rétablir la paix entre nous, et je vous promets qu’avant peu, j’obtiendrai un tour de faveur pour votre ouvrage.

DELORMEL.

Est-il possible !

CÉLINE.

Charles, épousez celle qui vous est destinée depuis votre enfance... soyez toujours heureux, c’est tout ce que je désire.

DELMAR.

Et vous, Céline ?

CÉLINE.

Moi... je quitte Paris... je viens de signer un engagement pour Londres.

DELMAR.

Comment, vous partez ?

CÉLINE.

Oui... pour bien longtemps.

HUBERT.

Dites donc, mamzelle Marie-Jeanne, est-ce que vous n’accompagnerez pas madame à London ?

MARIE-JEANNE.

Dam’ !... moi, je ne demande pas mieux...

À Céline.

Dis donc, Jeannette, j’ pourrai-t-y débuter à Londron ?

HUBERT.

À Londron... Dieu ! comme all’ parle, c’te jeunesse-là.

CÉLINE.

Ma bonne Marie, crois-moi, renonce à tes idées, retourne au village... prends pour époux celui qui t’aime sincèrement, c’est le seul moyen d’être heureuse...

Lui donnant une bourse.

Tiens... voilà pour ta dot... quant à moi...

Vaudeville.

CÉLINE.

Air : Vaudeville du premier prix.

De ces lieux, hélas ! je m’exile,
Mais de moi, souvenez-vous bien ;
Croire le mal est si facile,
Il faut plutôt croire le bien ;
N’écoutez plus la médisance,
Montrez un peu plus de bonté,
Car vous voyez que l’apparence
N’est pas toujours la vérité.

DELORMEL.

ÉSOPE, admiré dans Athènes,
Était contrefait et petit,
Et chez nous, le bon L
AFONTAINE,
Paraissait lourd et sans esprit.
Malgré sa profonde science,
J
EAN-JACQUE avait l’air hébété
On voit par là, que l’apparence
N’est pas toujours la vérité.

MARIE-JEANNE.

Dans son école, il faut voir comme
Nout’ magister montre d’l’orgueil ;
Comm’ tant d’autr’s on l’croit un grand homme,
Parce qu’il est dans un fauteuil ;
Mais sous le bonnet d’la science,
L’bout d’oreill’ qui passe d’côté,
Nous fait ben voir que l’apparence
N’est pas toujours la vérité.

DELMAR.

Aux femmes, en vain l’on refuse
Une place sur l’H
ÉLICON ;
S
APHO fut la dixième muse
D
ESHOULIÈRE illustra son nom ;
S
TAËL et COTTIN, naguère en France,
En gagnant l’immortalité,
Ont su prouver que l’apparence
N’est pas toujours la vérité.

HUBERT.

Chaqu’ soir, sur le boul’ vard du Temple,
Tout triomphant, le crime est d’là ;
Mais de peur de mauvais exemple,
Dix heur’s arriv’nt et c’n’est pus ça ;
On rend justice à l’innocence,
D’vant ell’ le crime est garrotté,
Et la moral’ : c’est qu’ l’apparence
N’est pas toujours la vérité.

CÉLINE, au public.

Malgré nos efforts pour vous plaire,
Nous croyons voir en ce moment,
Que le public est en colère,
Et qu’il va se montrer méchant. Auteurs, acteurs craignent d’avance
De voir leur succès contesté,
Ah ! prouvez leur que l’apparence
N’est pas toujours la vérité.

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